'Le Grogstore' interview (fr.)
Aborder Black Rebel Motorcycle Club
n’est pas anodin dans les pages du GROGSTORE. Difficile même de ne pas
le faire en gardant une distance respectable, tant ils comptent dans le
panthéon personnel de votre serviteur, pierre fondateur de sa
fascination pour l’Americana. Pourtant, en 2013, tout comme d’illustres
et discrets seconds couteaux, mais néanmoins de talentueux besogneux,
tels que Teenage Fan Club, le trio californien continue d’enregistrer de
bons disques, de tracer son sillon dans la plus totale indépendance,
sans embêter qui que se soit. Ainsi, si BRMC sort un nouvel alboum, Specter at the feast,
ça ne semble plus passionner grand monde, trop occupé à pleurer la mort
de Daniel Darc (qui ?). Comme si ça ne suffisait pas de déprimer pour
un oui ou pour un non (la crise, le cheval, tout ça…), le Grog monte au
front et rencontre ses héros, prêt à empaler le moindre de fan de Taxi
Girl qui croiserait sa route (on appelle ça un « critique musical
français » dans le langage courant).
Méfiez-vous des slogans tombant à bras raccourcis sur Black Rebel Motorcycle Club
: ces gens-là ne font pas du rock’n’roll. Derrière les blousons en
cuir, les jeans troués, les poses lascives devant les objectifs, nos
héros sont de grands intellos. On ne blâmera pas ceux qui n’y ont vu que
le premier degré. Les gars de Frisco l’avaient pourtant scandé dès leur
début : « Whatever happened to my rock’n’roll ? », sans que
personne ne fasse le rapprochement. Au cours de deux premiers albums
anarchiques à souhait, ils ne s’étaient pas privés de traiter durement
leur génération (s’incluant eux-mêmes dedans) : scrutateurs d’une
jeunesse apathique et abusant de substances dans le premier essai
éponyme, avant de la prendre franchement à parti dans Take Them, On Your Own, faisant feu de tout bois avec une poignée de chansons d’une âpreté incroyable (« Stop », « Six Barrel Shotgun », « Generation », « US Government », « Rise or fall »). Le climax de cette démarche survient juste après avec Howl (2005), titre chipé à Allen Ginsberg
et son poème fondateur de la Beat Generation. En rendant hommage à leur
culture musicale et littéraire, tout en dénudant leur songwriting de
quelques décibels, BRMC y frappe de plein fouet leurs congénères
empêtrés par l’administration Bush et la guerre en Afghanistan, dressant
un lien entre passé et présent, entre 1956 et 2005. Si Baby 81 (2007) et Beat the Devil’s Tattoo
(2010) marquent une certaine perte de repères thématiques, avec
quelques égarements musicaux, malgré la présence de très belles
compositions, les revoilà avec un sixième alboum dense, d’une grande
portée spirituelle.
La source créative initiale de ce dernier opus est le deuil de la mort du père de Robert Levon Been, Michael Been (ex-leader de The Call),
véritable membre du groupe à part entière, et du processus intérieur
pour surmonter cette perte. Loin d’être un recueil morbide, Specter at the Feast
tend vers la lumière en rendant le propos universel. Conçus à la façon
d’un livre, chaque chanson étant un chapitre, ce nouvel alboum s’inscrit
en nouveau pan de leur lecture d’une Amérique pachydermique, bruyante
et schizophrène, leurs prestations scéniques comme autant de
performances nihilistes sur fond d’americana gothique. Tel a été le cas
lors de leurs deux concerts triomphaux au Trianon, fameux théâtre en son
temps justement, où Grog a rencontré Robert, affable as de la basse en
rase-motte sur la fosse, et lettré personnage.
GROG : Ce n’est plus un secret pour nos auditeurs, la pochette de Specter at the feast
est un détournement d’une édition d’école de Macbeth, en référence à la
standardisation des couvertures ne reflétant pas le contenu des livres
qu’on étudiait à l’école. Ca reprend un peu, dans votre manière
d’utiliser cela pour votre pochette, l’adage : « on ne juge pas un livre par sa couverture ».
ROBERT : J’ai toujours trouvé
étrange le décalage qu’il pouvait y avoir entre ces œuvres, qui sont
considérées comme des classiques, et leurs couvertures, qui sont
complètement anodines. Ca pourrait être le genre de bouquins sur
lesquels tu ne regardes pas à deux fois, qui ferait un bon dessous de
plat. C’est le genre de livres, tu vois, qu’ils n’essaient même pas de
vendre. Personne ne tente de créer quelque chose de différent, il ne
s’agit que du contenu. C’est quelque chose d’intriguant. Ce packaging,
c’est une manière de diffuser le titre de l’album… Hum, je ne devrais
pas utiliser le mot « diffuser »… Quand tu réfléchis à une pochette, tu crées toujours des images dans ta tête. Pour Specter at the feast,
on arrivait toujours à un style d’image qu’on ne voulait pas donner,
trop explicites par rapport à son contenu. Donc, cette pochette servait
parfaitement à prendre plus de distance, pour laisser le lecteur…
L’auditeur, pardon (rires), se l’approprier. Et c’est pour ça que ces couvertures standardisées existent au départ.
En reprenant cette idée, une
couverture abstraite pour provoquer l’imagination de l’auditeur, est-ce
que vous nous questionnez, nous qui, en découvrant ce disque, allons
nous peut-être nous rendre compte que BRMC n’est plus ce que l’on
croit ?
Nous ne sommes plus le groupe que nous
étions avant. C’est le premier album où nous sommes parti d’une page
blanche. Pour tous les autres disques que nous avons réalisés par le
passé, il y avait des morceaux des sessions qui débordaient sur le
suivant comme, par exemple, Howl. Sur les sessions de celui-ci, il y avait deux chansons, « Took at a loan » et « 666 Conducer »,
qui ont été enregistré au même moment, mais qui ne correspondaient pas à
l’album que nous cherchions à créer. Finalement, ces deux-là sont
devenus le patron du suivant, Baby 81. Et chacun de nos disques a débuté comme ça. Il y avait ce débordement qui donnait la marche à suivre pour le prochain. Specter at the feast
est le premier où on a fait table rase du passé. On avait besoin de se
purifier, de recommencer à zéro. Il y a eu un changement en nous, et il
fallait qu’on l’identifie, d’y faire face sans en avoir peur, de laisser
venir les choses d’elles-mêmes. Et ça nous a pris presque deux ans et
demi. J’espère que cet album reflète honnêtement cette démarche. Le
packaging n’est pas lié au contenu. Les chansons, j’espère, ont assez de
sens pour se suffire d’elles-mêmes, sans plus d’explications, même par
moi maintenant (rires).
Justement en parlant sens, du
contenu, vous avez récemment affirmé que, sur celui-ci, vous avez
vraiment voulu créer un album au sens propre du terme, avec un vrai lien
entre les chansons, et ça s’entend, et que c’était bien plus aboutie
que vos précédents enregistrements, sur ce point-là. Comment ce disque
est devenu plus homogène, plus lié que les précédents ? Qu’est-ce qui
peut le démarquer, dans sa forme d’écriture, dans ce qu’il raconte ?
On assiste un peu à la mort de l’album
de nos jours et plus personne, du moins aux Etats-Unis, n’apprécie ce
format. Tout le monde télécharge du mp3. Et je le comprends parce qu’il y
a beaucoup de remplissages sur pas mal d’albums, beaucoup de gras qui
pourraient être dispensable. Je comprends qu’on ait envie d’économiser
son argent quelque part (rires). Et pourquoi pas dans la musique.
C’est une forme d’art en voie de disparition, mais faire un bon album,
ce n’est pas juste écrire un paquet de bonnes chansons. Il faut qu’elles
aient un lien entre elles et qu’on comprenne cette relation. Ca demande
plus de concentration, de sensibilité, pour comprendre la manière dont
elles fonctionnent entre elles. Et la plupart du temps, t’as du bol si
tu arrives à écrire cinq chansons qui ne craignent pas (rires). Sans parler d’en faire douze qui soient cohérentes. J’ai toujours été fan d’albums de, je ne sais pas, Spiritualized, The Verve, Pink Floyd
ou de trucs expérimentaux. Ou pas forcément expérimentaux, mais où on
peut y entendre un langage propre sur toute la durée. C’est une forme
d’art, et je ne suis pas sûr si nous sommes capables de perpétuer cela…
C’est dur parce que tu ne veux pas trop conceptualiser et sacrifier les
chansons pour le concept. Tu peux être tenté de vouloir transformer une
bonne idée pour l’intégrer à un concept, mais on s’en fout, l’important,
c’est que la chanson tienne debout toute seule. Si c’est pas le cas,
quoiqu’il arrive, ton ensemble s’écroulera. Il faut toujours que ça soit
ce qui prime… Je suis désolé, c’est beaucoup de détails, mais c’est
important. Il y a un esprit et si tu arrives à garder cet esprit sur la
moitié de l’album, c’est déjà vachement bien. Nous, on espère y arriver
sur la longueur. Mais, c’est subjectif (rires, puis réfléchit).
En fait, c’est plus simple que ça. C’est simplement ouvrir une porte aux
gens qui voudront vivre l’album de cette manière. Et la musique, c’est
souvent ça, laisser la porte ouverte, par les paroles, par le son, en
créant un voyage du début à la fin. C’est vraiment ouvrir une porte aux
gens pour les laisser entrer. On n’avait pas forcément ouvert cette
porte auparavant.
A quel moment on arrive à ce niveau de désinhibition où on laisse ouvrir cette porte ?
La porte est coincée de toute façon (rires).
Donc, il faut trouver les bons outils. Des fois, il faut une clé, mais
elle ne marche pas tout le temps non plus. Parfois, il faut l’enfoncer à
coups de pied ou de poings, ou avec une hache. Des fois, il faut la
charmer avec des mots doux.
Et vous n’avez pas peur qu’elle se referme ?
Une fois qu’elle est ouverte, il y a d’autres portes à ouvrir.
Je me souviens très clairement quand Nick (Jago) a quitté le groupe, avant qu’on n’enregistre Beat The Devil’s Tattoo.
On a envisagé de changer le nom du groupe à l’arrivée de Leah à la
batterie. Il faut respecter le passé et reconnaître qu’on évolue. Mais
quoiqu’il arrive, quand on joue ensemble, ça sonne comme nous (rires).
Donc, on s’est dit que si on sortait un album sous un autre nom, les
gens se diraient qu’on copie le son de BRMC. Il y a clairement une patte
dont on ne peut pas se détacher et, en même temps, il nous reste encore
beaucoup de territoires à explorer. Cet album, c’est une bonne preuve
pour moi car c’est ce que je me demandais : est-ce qu’on a encore des
choses à dire ? En 2010, on a fait une pause. On a voulu attendre
d’avoir quelques choses d’authentique à offrir. On en avait besoin pour
nous-même, en premier lieu, sans se soucier du public. Ca, on s’en
fiche, en tout cas, moi, je m’en fiche (rires). Il faut d’abord
que nous croyons qu’il y a encore des chansons, qu’on a quelque chose de
vrai à donner. Cet album nous semble plus honnête que d’autres qu’on a
pu faire. C’est pas tellement qu’on a changé, c’est qu’on est plus
nous-même.
« Mature » ?
Je n’irais pas jusque là (rires).
Vous avez évoqué l’arrivée de Leah Shapiro dans le groupe. De mon point de vue, avec Specter at the feast,
je trouve que, sur ce disque, elle a trouvé sa place, son style, son
apport musical a clairement beaucoup plus influencé la dynamique des
morceaux. La place de la batterie me semble beaucoup plus centrale et
crée une vraie architecture pour les morceaux. J’ai l’impression, que si
ce disque est vraiment abouti, c’est grâce à elle ou en partie grâce à
elle.
(sourire entendu) Tu es la seule personne à parler de ça après 60 putains d’interviews. Oui, c’est vrai. « Funny Games » a commencé par la partie de batterie. « Lullaby »
serait un peu chiante sans la partie de batterie. Je n’avais pas
l’intention de finir la chanson jusqu’à ce que j’entende son rythme.
Sur « Rival », c’est un riff de batterie.
Oui, sur « Rival », c’est comme
une marche militaire… Elle a été importante pour nous. Peter (Hayes) et
moi, on n’a pas besoin de communiquer avec des mots pour faire de la
musique. Quand on joue, c’est comme une deuxième langue. On sait quand
on veut faire monter la tension ou calmer le jeu, quand on veut créer un
certain climat. Et c’est impossible de l’apprendre à quelqu’un d’autre.
C’était notre plus grande peur avec Leah quand elle a rejoins le
groupe. On a retenu notre souffle jusqu’à ce qu’arrive le jour où nous
avons joué tous ensembles dans une même pièce. Et si elle n’avait pas
pigé le truc dès le départ, on n’aurait pas su le lui expliquer. On
l’aurait viré (rires). Elle a un don incroyable pour écouter et savoir où se placer naturellement. Je pense que Beat The Devil’s Tattoo
était son tour de chauffe, elle n’était pas l’aise pour mener les
chansons. Et ce coup-ci, elle en mène la plupart. Elle a été très
inspirante pour donner vie à certaines d’entre-elles. Car, c’est vrai,
sur « Sell it », ça a commencé sur une riff de guitare, mais elle
en avait rien à foutre, elle a commencé à placer son propre groove, ça
nous a réveillé. « Hate the taste » possède un rythme très intéressant aussi. « Fire Walker »
semble très simple mais est plus complexe qu’elle n’en a l’air. Ca me
surprend que ça ne marque pas plus de personnes. Pour moi, cette place
que Leah s’est créée d’elle-même, c’est la chose la plus évidente sur
cet album. Elle est incroyablement inventive et je n’ai pas entendu
beaucoup de batteurs comme elle, avec cette dynamique très droite qui
sait mettre la bonne chose au bon endroit. Ce n’est pas un truc solo, il
s’agit de savoir se mettre de côté, au service de la chanson. C’est un
don.
On ne va pas revenir dessus, on sait
que le moteur créateur de l’album s’est le deuil et la réutilisation de
cette émotion, de cet état pour créer une œuvre lumineuse. Je me suis
posé cette question, vous le prenez comme vous voulez : à quel point un
artiste, un musicien, doit-il utiliser sa propre émotion pour créer ?
Quelle est la frontière entre l’honnêteté et l’impudeur ? La vérité et
la complaisance ? En somme, un musicien doit-il être son propre
vampire ? Vous avez deux minutes pour répondre.
Ah putain de merde… La première chose à
comprendre, c’est que tu n’es pas spécial. Ta manière d’appréhender la
vie, les évènements que tu vas traverser, auront déjà été vécu, et
seront vécu par des milliers de personnes. Les peines que tu ressens,
les joies que tu ressens… (pause) En fait, on parle de ce qui
relie chacun de nous à l’autre. Une fois que tous les détails
s’effacent, l’émotion que nous ressentons est universelle. C’est très
difficile… Il y a des émotions sur cet album qui ne sont pas que
personnelles. C’est comme un lieu sacré, dont tu n’aimes pas trop parler
mais que tu respectes. Ce sont des lieux dans lesquels tu dois
t’aventurer pour partager quelque chose de plus authentique : la peine
autant que la joie. A travers l’expérience de la perte de l’être cher,
on essaie de mélanger ces deux extrêmes… Il y a eu des moments où on
s’est demandé si on ne devait pas se censurer nous-mêmes. On a hésité à
garder les morceaux les plus glauques, « Rival » et « Teenage Disease »,
pour les mettre de côté pour un autre disque. On avait aussi peur des
morceaux plus intimes, pour s’en tenir à un disque rock, ce que tout le
monde attend de nous (sourire narquois). Mon espoir est que les
gens comprendront qu’on essaie de parler autant de la mort, du deuil,
que de la vie, de choses lumineuses qui la compose, sur un même pied
d’égalité, et l’admettre… C’est la seule façon de les aborder avec
sincérité.
0 comments: